Le paradoxe d’Easterlin : l’argent fait-il vraiment le bonheur ?

Depuis des siècles, la relation entre l’argent et le bonheur est un sujet de débat. L’idée répandue veut que plus nous gagnons d’argent, plus nous sommes heureux. Pourtant, en 1974, l’économiste Richard Easterlin a formulé une théorie qui vient remettre en question ce postulat : le paradoxe d’Easterlin. Selon lui, si un individu plus riche est généralement plus heureux qu’un individu pauvre, à l’échelle d’un pays, une augmentation globale des revenus ne se traduit pas nécessairement par une hausse du bien-être général.

Cette découverte a marqué un tournant dans la compréhension du bonheur et de la croissance économique, remettant en cause le PIB comme unique indicateur du progrès. Mais pourquoi la richesse ne suffirait-elle pas à rendre une société plus heureuse ? Quelles sont les limites et critiques de cette théorie ? Et surtout, quelles leçons en tirer pour construire un modèle de société plus épanouissant ?

Comprendre le paradoxe d’Easterlin

Dans les années 1970, Richard Easterlin a étudié la corrélation entre le revenu moyen et le niveau de bonheur dans plusieurs pays. Il a observé que :

  • À l’intérieur d’un pays, les personnes plus riches déclarent en moyenne un niveau de bonheur supérieur à celui des plus pauvres.
  • Entre les pays, les pays plus riches sont globalement plus heureux que les pays très pauvres.
  • Mais au fil du temps, l’augmentation des revenus d’un pays ne s’accompagne pas d’une hausse significative du niveau de bonheur moyen.

Par exemple, aux États-Unis, malgré une augmentation du revenu moyen par habitant depuis les années 1940, le pourcentage d’Américains se déclarant « très heureux » est resté relativement stable. Autrement dit, une fois un certain seuil de richesse atteint, l’effet positif de l’argent sur le bonheur semble s’estomper.

Pourquoi l’argent n’apporte-t-il pas le bonheur au-delà d’un certain seuil ?

Plusieurs explications ont été avancées pour comprendre pourquoi une hausse des revenus ne conduit pas toujours à un accroissement du bonheur :

1. L’adaptation hédonique : Les individus s’habituent rapidement à leur nouveau niveau de vie. Une augmentation de revenu procure un plaisir momentané, mais à long terme, les attentes augmentent et le bonheur revient à son niveau initial.

2. La comparaison sociale : Le bonheur perçu dépend davantage du revenu relatif que du revenu absolu. Un individu sera satisfait de ses revenus tant qu’il se sent mieux loti que ses pairs. Mais si tout le monde s’enrichit en même temps, la hiérarchie sociale reste inchangée, ce qui neutralise l’effet de l’augmentation des richesses.

3. Les besoins fondamentaux vs. le superflu : L’argent joue un rôle crucial pour satisfaire les besoins essentiels (logement, santé, alimentation, éducation). Une fois ces besoins couverts, des facteurs comme la qualité des relations sociales, le sens donné à la vie et la santé mentale deviennent plus déterminants pour le bonheur.

Les critiques et nuances du paradoxe d’Easterlin

Depuis sa publication, le paradoxe d’Easterlin a fait l’objet de nombreuses recherches et débats. Certaines études plus récentes montrent que si la relation entre richesse et bonheur semble plafonner, elle ne disparaît pas totalement. Par exemple, une étude de 2010 menée par Daniel Kahneman et Angus Deaton suggère qu’au-delà de 75 000 dollars de revenu annuel, le bien-être émotionnel n’augmente plus significativement. Cependant, une étude plus récente (Killingsworth, 2021) a suggéré que le bien-être continuerait à croître avec l’augmentation des revenus, mais à un rythme plus lent.

D’autres chercheurs soulignent que la corrélation entre revenu et bonheur dépend du niveau d’inégalités dans un pays. Dans une société où la richesse est extrêmement concentrée, une hausse des revenus peut bénéficier à une minorité sans améliorer le bien-être global.

Implications du paradoxe d’Easterlin pour nos sociétés modernes

Le paradoxe d’Easterlin remet en cause l’idée que la croissance économique devrait être la priorité absolue des gouvernements. Si l’augmentation du PIB ne garantit pas une meilleure qualité de vie pour tous, d’autres indicateurs devraient être privilégiés pour mesurer le progrès, comme :

  • L’Indice de Développement Humain (IDH), qui prend en compte l’éducation, la santé et le niveau de vie.
  • Le World Happiness Report, qui classe les pays en fonction du bien-être de leur population.
  • Les politiques de bien-être mises en place dans des pays comme la Nouvelle-Zélande, où le budget national inclut un volet consacré au bonheur et à la santé mentale.

Au-delà des politiques publiques, cette réflexion interroge aussi nos modes de vie individuels. Devons-nous poursuivre la course aux revenus ou privilégier d’autres aspects de l’existence ? Des concepts comme la sobriété heureuse ou la recherche d’un équilibre entre travail et vie personnelle prennent tout leur sens dans cette perspective.

Conclusion

Le paradoxe d’Easterlin met en lumière une vérité fondamentale : si l’argent aide à améliorer notre qualité de vie, il ne suffit pas à garantir le bonheur. Une fois un certain niveau de richesse atteint, d’autres éléments comme les relations sociales, le sens de la vie et la qualité de l’environnement deviennent prédominants.

Plutôt que de considérer la croissance économique comme la seule mesure du progrès, il serait plus pertinent de s’intéresser aux facteurs réels du bien-être. Cela implique une réflexion sur nos valeurs sociétales et nos priorités individuelles. Après tout, la vraie richesse ne se mesure peut-être pas en chiffres, mais en moments de joie et en qualité de vie.